Huawei : « L’Afrique reste pour nous un marché stratégique »
Quels sont vos projets de Huawei en Afrique ? L'équipementier chinois, engagé depuis deux décennies sur le continent, veut développer de nouveaux services, dans des domaines très différents. Ses dirigeants ont accordé un entretien exclusif à RFI. Philippe Wang, vice-président exécutif de Huawei Northern Africa, et Colin Hu, président Enterprise & Cloud de Huawei Northern Africa, détaillent leur stratégie et répondent aux critiques qui visent le groupe.
RFI : Partons de l’actualité la plus immédiate : la crise alimentaire qui touche de nombreux pays, notamment en Afrique. Comment le groupe Huawei peut-il aider pour favoriser la souveraineté alimentaire et développer des systèmes agricoles ?
Philippe Wang : C’est très important pour la stabilité au niveau économique et social du continent. Nous sommes entrés dans une période très instable. Notre devoir est, grâce à la technologie, d’aider d’autres industriels à se moderniser pour être plus efficaces. Par exemple, pour un sol, on peut évaluer quel type de plante on va utiliser. Avant, il fallait analyser des échantillons, ça prenait beaucoup de temps. Maintenant, on peut développer un capteur pour analyser les composants de la terre, transmettre toutes ces informations dans le cloud, par intelligence artificielle. Ça deviendra un outil indispensable dans le secteur agricole.
Pour développer le numérique dans l’éducation, il faut des connexions haut débit. En Afrique, c’est souvent assez faible. On l’a vu pendant la pandémie, beaucoup d’étudiants avaient du mal à étudier à distance. Que pouvez-vous faire ?
Philippe Wang : Le développement de l’économie numérique, c’est un enjeu social. Pour former des jeunes à la technologie, il faut que l’on ait une base solide, un cadre législatif favorable aux investissements, avec une infrastructure solide et évolutive. Dans les technologies mobiles et fixes, il faut connecter une plateforme de cloud pour digitaliser tous les services, dans le secteur privé et dans le secteur public. C’est comme une autoroute. Si la capitale ou les grandes villes ne sont pas reliées, on ne peut pas développer l’économie. C’est la même chose dans le monde virtuel.
Colin Hu : Nous ne devons pas oublier les personnes qui n’ont pas ou ont peu de connexion. Ces cinq dernières années, nous avons travaillé dans différents pays, comme le Ghana ou la Côte d’Ivoire pour développer la couverture réseau en zone rurale. Au Ghana, elle est passée progressivement de 65% à 97%. C’est un modèle qui mérite d’être reproduit dans la région. Nous sommes très fiers de cela.
Vous trouvez que l’Afrique a pris du retard ?
Philippe Wang : L’Afrique avait pris du retard, mais elle se rattrape très vite. Il faut que l’on encourage l’investissement public-privé, c’est pour cela que l’on discute avec différents gouvernements et avec nos partenaires.
Quand on parle d’infrastructures, il y a un point stratégique, ce sont des câbles sous-marins.
Philippe Wang : C’est une très bonne question parce qu’au niveau géographique, l’Afrique est le cœur du monde. Beaucoup de câbles sous-marins existent déjà. Mais pour répondre aux besoins d’1,2 milliard de personnes, il faut plus de connectivité, plus de bande passante. Les besoins augmentent très vite, en moyenne de 20 à 30% par an. On a déjà travaillé avec nos partenaires sur plusieurs projets au Cameroun ou au Cap-Vert.
Huawei est soumis à une forte concurrence dans le monde, et parfois même boycotté. Est-ce que l’Afrique est pour vous le marché qui présente le plus de potentiel ?
Philippe Wang : Tout d’abord pour les boycotts, je pense que c’est injuste. Nous ne sommes pas visés pour des raisons objectives, mais plutôt au niveau politique. Nous sommes une entreprise privée, et nous ne voulons pas être impliqués. Mais quelquefois on y est forcés. Depuis trois ans, nous nous développons grâce à la confiance de nos partenaires, et je pense que l’on va continuer dans ce sens-là. L’Afrique reste toujours un marché stratégique pour nous, parce que sa population est la plus jeune, et c’est la nouvelle génération qui va piloter l’avenir. Donc notre philosophie est d’investir dès maintenant pour être bien positionnés sur ce continent.
Dans votre activité, qu’est-ce qui est le plus rentable ? Les data centers ?
Colin Hu : Pour Huawei, les centres de données, les data centers, c’est très important. Nous sommes un fournisseur de technologies. L’Afrique ne représente qu’1% de la capacité mondiale des data centers. Ça veut dire qu’il y a un grand potentiel.
Liée au développement des data centers et du cloud, il y a la question la protection des données. Que fait Huawei dans ce domaine ?
Colin Hu : C’est une question très sensible. La gestion des data doit être encadrée. Certains pays disposent déjà de législations pour les protéger. En Europe, il y a le RGPD. En Égypte, il y a un cadre depuis deux ans. En Afrique, 18 pays ont déjà des lois. C’est une question de souveraineté. En revanche, il faut voir comment l’Afrique peut devenir un marché ouvert tout en se protégeant. Si les data ne peuvent pas être transférées entre les pays, le marché sera mal organisé, ce ne sera pas bon pour l’économie. Je parle des données professionnelles, pas celles des utilisateurs. Nous sommes favorables à la souveraineté numérique et nous encourageons un marché ouvert.
Pour les entreprises, la cybersécurité est devenue une préoccupation très forte. Quels sont vos investissements en Afrique dans ce domaine ?
Colin Hu : La cybersécurité, c’est très important pour Huawei qui fournit des services dans plus de 170 pays, pour tous les opérateurs. Ce sont des activités critiques, donc nous visons toujours la meilleure qualité. Nous aidons nos clients et nos partenaires à adapter les technologies, par des partages d’expériences, de process, de savoir-faire. Nous avons créé plusieurs centres dédiés à la cybersécurité et à la transparence. Nous y invitons nos clients et partenaires à tester leurs produits et à faire monter en compétences leurs employés.
Philippe Wang : La cybersécurité est une question vitale pour l’économie, du fait de la multiplication des attaques. Que fait Huawei? Nous communiquons avec les gouvernements. Il faut que l’on puisse faire des suggestions, présenter la vision d’un équipementier pour améliorer le cadre législatif. Deuxièmement, nous sensibilisons l’ensemble des acteurs économiques. Troisièmement, pour nous-mêmes, nous analysons toutes les lois sur le continent pour que nos solutions soient en conformité dès leur naissance. Animer ce marché pour mieux le protéger, c’est de l’intérêt public.
Où en sont les projets de villes « intelligentes » (Smart City) ?
Colin Hu : Les Smart City, on en parlait beaucoup il y a sept ou dix ans. Mais ça s’est calmé ces dernières années. En Afrique, on n’en est qu’au commencement. Ces projets se mettent en place dans de nouvelles villes en Égypte, par exemple, et dans d’autres pays, avec des infrastructures pensées dès la construction de ces villes. Mais on ne peut pas copier ces concepts en Afrique, par exemple avec des poubelles dans la rue qui seraient toutes connectées. Nous devons adapter les villes intelligentes aux contraintes africaines.
Ces projets nourrissent des soupçons d’espionnage contre Huawei.
Colin Hu : Nous fournissons des équipements et des services aux clients. Tout est sous le contrôle des clients. Une fois que le projet est livré, tout est remis aux clients. Huawei fournit des technologies pour les entreprises et pour tout le monde. La plupart sont disponibles sur le marché. Et la plupart sont compétitives, sous une architecture ouverte, des normes communes utilisées par nos clients.
Philippe Wang : Pour clarifier notre position, je voudrais donner un exemple. Quand une maison est construite, une fois les clés transmises, c’est le propriétaire qui va l’habiter. Le constructeur n’est plus rien. C’est la même chose pour les autoroutes virtuelles construites par Huawei. Nous sommes un fournisseur de solutions. Et notre relation avec les partenaires est transparente. Elle passe par des appels d’offres, évalués par différents critères.
Huawei fournit des appareils électroniques, des infrastructures, des centres de données. Huawei est présent dans le secteur de l’éducation, de l’agriculture, et même dans le secteur financier. Cette « omnipotence » peut inquiéter. Que répondez-vous ?
Colin Hu : Nous travaillons dans tous les pays, nous fournissons des infrastructures télécom aux habitants avec des technologies récentes, ce que les gens apprécient. De plus, nous recrutons localement en Afrique. Plus de 81% de nos employés sont des locaux. Nous créons cet écosystème avec nos partenaires et nos fournisseurs pour créer de l’emploi, y compris avec des partenaires locaux. La plupart du temps, nous ne travaillons pas directement avec les consommateurs, mais avec des partenaires, pour créer ensemble des solutions.
Philippe Wang : Pourquoi sommes-nous partout ? Parce que notre business, c’est la plateforme, pas un marché vertical, secteur par secteur. Pour répondre à tous les besoins, nous voulons travailler main dans la main avec nos partenaires. Le marché est assez grand pour tout le monde. C’est comme le système Windows, tout le monde l’utilise et personne ne le voit comme une menace. Parce que c’est un outil très utile. Nous, on aimerait bien jouer un rôle comme ça. Nos partenaires qui nous connaissent bien le savent. Ils nous considèrent comme une partie de la solution, pas une partie de la menace.
Huawei, une présence de 20 ans en Afrique
Boycotté en Occident, Huawei est aujourd’hui un acteur incontournable en Afrique. De l’Éthiopie au Maroc en passant par le Sénégal et la RDC, le géant technologique chinois revendique son implantation dans plus de 50 pays, y réalise de 20 à 30% de son chiffre d’affaires. Depuis plus de vingt ans, Huawei est présent sur le continent avec plus de 9 000 employés et près de 2 500 partenaires.
Même si la firme chinoise vend des téléphones et des ordinateurs, l’activité grand public n’est pas la priorité absolue pour l’équipementier en Afrique. Son objectif est de fournir des services aux entreprises et aux gouvernements, comme des réseaux 3G et 4G pour connecter les zones rurales, des réseaux 5G dans les villes, des solutions de fibre optique et de cloud, des serveurs de données ou bien encore des systèmes de cybersécurité.
Certains services proposés par Huawei suscitent des inquiétudes. Huawei Technologies a passé des accords avec plusieurs pays africains dans le cadre de son initiative « Safe City » (ou villes sécurisées). Nairobi, la capitale du Kenya et Kampala, la capitale de l’Ouganda, sont équipées de systèmes de surveillance par caméras de rues, couplés à des logiciels de reconnaissance faciale. Et si d’autres objectifs se cachaient derrière ces villes hyperconnectées ? La firme, soupçonnée d’aider les gouvernements ougandais et zambien à espionner leurs opposants politiques, dément ces accusations.
Avec sa « Huawei ICT Academy », le géant chinois a également investi le secteur de l’éducation. Il propose des centres de formation dans presque tous les pays africains pour former gratuitement les jeunes talents. Depuis son lancement, plus de 90 000 étudiants ont reçu une formation dans le secteur des technologies de pointe, comme notamment l’Intelligence artificielle, la 5G ou encore le cloud.